Emile Friant
Emile Friant s'expose en ce moment au Musée des beaux-arts de Nancy. Les dessins de l'artiste présentés au rez-de-chaussée semblent prendre une dimension tridimentionnelle. Ils sont tels des hologrammes tant les grains du fusain paraissent en lévitation pour nous rendre une image qui s'élève doucement dans cette 3ème dimension que l'on nomme relief. Ce qui frappe chez Emile Friant c'est l'absence de trait au profit du grain. Ainsi les formes de ses esquisses se distinguent uniquement par le simple travail de la lumière sur le papier à l'aide d'une mine de fusain ou de carbone. Il semble domestiquer la lumière avec sa mine comme le ferait l'orifice minuscule d'une caméra obscura.
Le parcours du peintre est atypique à cause de son pseudo classicisme qui pourrait le ranger comme le dernier des naturalistes. Envisageable si l'histoire de l'art l'avait attendu, ce qui n'est pas le cas. Car le devenir de la peinture à la fin du 19ème siècle s'éloigne à grand pas du naturalisme pour ouvrir de nouvelles portes aux mouvements comme le cubisme ou le dadaïsme.
Emile Friant est un moderne qui se passe des accessoires de la modernité. On pourrait rétorquer que l'immobilisme du peintre face à ces nouveaux mouvements est une forme de conservatisme, certes mais pas dans le cas de Friant. Car alors qu'au tournant des deux siècles précédents la peinture avance tête baissée vers l'avant garde, Emile Friant ne reste pas non plus sur place. Il décolle.
La force et le génie du peintre n'est pas dans la transgression des codes artistiques mais dans le décalage et la superposition subtile qu'il introduit dans ses toiles. Les visages de ses toiles sont d'une précision photographique confondante alors que le décor dans lequel ils se meuvent relève d'avantage de l'école impressionniste. Ainsi même si le traitement du cadre des personnages évoque le travail des grands maîtres impressionnistes, le cadrage est celui de la photographie. Ce qui lui permet de peindre des personnage de dos comme pris en photo à leur insu.
Cette superposition des points de vue qui intercale peinture classique et approche photographique donne toute sa modernité à l'œuvre de Friant. En restant sur ses convictions le peintre au lieu de courir derrière les mouvements d'avant garde dans lesquels il ne se retrouve pas, préfigure à sa manière l'émergence visionnaire d'une peinture hyper-réaliste.
On pourrait considérer l'hyper réalité comme une bataille perdue face à la photographie, ou comme une voie qui vous emmène vers un style froid et méticuleux qu'on qualifie à l'époque de pompier.
Le génie de l'artiste est de concentrer toute son énergie descriptive sur le visage de ses personnages en rejetant le décor qui l'entoure dans un second plan artistique soigné mais convenu.
La relation entre la peinture de Friant et la photographie n'est pas forcément celle que l'on croit. La dimension photographique qui s'inscrit dans ses œuvres est due davantage au cadrage qu'à la précision des traits.
Observons ainsi La Toussaint, un de ses tableaux les plus célèbres et les plus remarqués à l'époque. Les personnages sont en mouvement et figés sur le vif dans un cadrage qui tient du réflexe à tel point que l'un des personnages n'est pas tout à fait encore dans le cadre. Ce choix de construction est d'autant plus moderne qu'à l'époque les procédés photographiques ne permettaient pas d'obtenir une image aussi nette en plein mouvement. Le contraste du noir des robes et du blanc de la neige évoque lui aussi l'art photographique. Ce petit bras que tend la jeune fille et qui semble tirer avec elle tous les protagonistes qui lui emboitent le pas semble plus être un bras tendu vers la modernité que vers la pauvreté.
La pauvreté que figure le peintre dans ce tableau est celle de la représentation impressionniste qui l'ennuie non pas tant par mépris mais que parce qu'il la maitrise parfaitement. Il chercha d'ailleurs à la dépasser au point de la parodier dans plusieurs œuvres et de l'utiliser dans la réalisation de décor de théâtre. C'est bien le mouvement impressionniste qu'on enterre en douceur dans ce tableau. La distance que Friant veut prendre par rapport à ses prédécesseurs il la figure en arrière plan de toutes ses toiles au lieu de la renier.
Au lieu de détruire pour s'affirmer l'artiste se détache de ce courant en se décrochant de la toile par l'intensité qu'il insuffle au premier plan à ses personnages.
Alors que la photographie expérimente de nouveaux supports pour capturer les images de la réalité plus vraie que nature, Emile Friant parvient par une lente absorption de ses modèles, à restituer sur la toile l'image qu'il a fini par imprimer dans son cerveau. Sa boite crânienne est sa boite noire et les visages qu'il peint viennent de l'impression qu'il garde à force d'esquisse dans sa mémoire. L'artiste nous fait découvrir avec délice que notre mémoire n'est pas un album photo. Quand elle capture les contours d'une personne elle le fait grâce à ses sentiments.
Les portraits qu'il restitue, aussi précis soient-ils, n'ont rien d'une photo imprimée sur le papier mais révèlent toujours avec précision non seulement le visage mais l'émotion qui s'y attache et sans laquelle notre mémoire n'aurait pas de conscience. Alors que le photographe doit trouver l'instant qui exprime la mélancolie chez son modèle pour l'immortaliser, Emile friand peut par la magie de son cerveau figurer la mélancolie, la nostalgie, la tristesse, sous les traits de ses modèles en mêlant forme et fond. L'image hyper réaliste de cette nancéienne sur laquelle il arrive à déposer sa propre perception de la mélancolie donne une image saisissante du génie de l'artiste qui a su superposer une forme et une émotion comme un grand parfumeur pourrait combiner deux senteurs. L'œuvre de Friant est une pâte feuilletée conceptuelle, délicate, qui part du cadrage pour finir par une émotion choisie par l'artiste qui effleure la toile.
Ce que l'artiste représente c'est un dégagement progressif de l'âme engluée dans un réel subjectif. Dans toute son œuvre on est interpellé par le traitement impressionniste qui emprisonne la nouvelle réalité des visages qu'il dépeint. Comme si nos âmes dont les sentiments s'expriment dans les visages des portraits de Friant n'étaient plus dupes du décor qui les aplatit sur la toile.
L'artiste au lieu de se perdre dans un hyperréalisme que la photographie prétend s'arroger, tente plutôt de figurer des personnages hyper-conscients. Les hommes et les femmes que dépeint Emile Friant sont à son image. Doux, séduisants, qui souhaitent se dégager d'un monde impressionniste miné par sa subjectivité pour partager enfin sans ego la pureté de leurs sentiments.
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