La liberté guidant le peuple ?

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Quel drôle de titre en forme d’oxymore ! La liberté qui nous guide en voilà une drôle d’idée. Un peintre peint parce que sa peinture dépasse ce qu’il a à dire.

Mettre un titre sur une œuvre est toujours réducteur et dans le cas de ce tableau ultra célèbre de Delacroix je dirais même trompeur. Tout le monde semble être d’accord pour trouver dans ce tableau une allégorie de la liberté. Moi une allégorie avec du poil sous les bras je n’y crois pas. Voilà pourquoi ?

Ce tableau même si par sa force peut représenter à lui tout seul la Révolution Française, n’en reste pas moins d’abord une représentation des émeutes lors des Trois Glorieuses.
La révolution est donc derrière nous quand Delacroix peint ce tableau. Delacroix n’est pas un révolutionnaire. C’est un aristocrate qui vit des commandes de l’Etat. Les émeutes qui explosent à Paris ne sont pas son combat. Delacroix n’est pas dans la rue, son regard sur la situation politique qu'il vit est plutôt un regard nostalgique du 1er Empire qu'un regard engagé.

Ce drapeau bleu, blanc, rouge dont les reflets se répercutent avec génie dans la gamme des couleurs du tableau représente dans l’inconscient de Delacroix surement l’étendard victorieux de Napoléon plutôt que celui de la République (comme à La bataille du pont d'Arcole dans la campagne d'Italie de Napoléon, par exemple).
Cette femme qui porte fièrement ce drapeau est une impératrice et ne peut donc pas être une allégorie de la liberté.

La liberté fait souffrir l’aristocratie qui n’est plus ni au pouvoir, ni le garant du bon goût. Au début du 19ème siècle l’aristocrate devient à l’instar de Delacroix un bourgeois bohème. Ce bourgeois en haut de forme pris dans le tumulte des barricades c’est lui. 
Il est à la fois là et pas là, pris comme Louis-Philippe entre une société qui se modernise et des valeurs aristocratiques mises à mal. Delacroix n’est pas un Lafayette, la démocratie lui fait peur, son truc c’était plutôt l’Empire. Regardez le ce personnage à la fois armé et désarmé  qui regarde dans le vide plutôt que de porter l’assaut. Il est perdu, balloté par les contradictions de son époque qui lui demande de peindre un tableau révolutionnaire mais commandé par un roi. Ce tableau sera mal reçu, non pas par l’arrogance de son sujet, mais à cause du style du peintre qui rompt avec l’école classique.

Cette femme que tout le monde (Delacroix y compris) décrit à tord comme la liberté représente la modernité et son impérialisme à venir. Cette modernité Delacroix la sent et la ressent depuis longtemps malgré ses études classiques et surtout depuis qu’il a rencontré Géricault.
Comme ce bourgeois en redingote, Delacroix est un révolutionnaire malgré lui, et après la mort de Géricault il devient sans conviction le nouveau leader du mouvement romantique dans la peinture. Les émeutes pour lui n’ont rien d’exaltant, c’est plutôt le naufrage de l’Empire. Son radeau n’est pas celui de la Méduse mais plutôt celui de Napoléon Bonaparte. Son tableau n’exalte donc pas les valeurs patriotiques du peuple, il nous montre davantage la misère engendrée par la mutation d’une civilisation.

Nous sommes en 1830 Victor Hugo qui pousse Delacroix à s’engager dans le mouvement romantique se détache de lui à cause de son manque d’engagement. A partir de cette date qui est celle du tableau, Delacroix reste pour Victor Hugo en second plan précisément comme ce bourgeois qui le représente à son insu. La modernité, elle, avance, en faisant éclater le carcan classique représenté par les barricades pour laisser s’épanouir la première grande vague de modernité artistique que sera le romantisme. Ce regard sévère que la modernité (la femme) adresse à Delacroix (en haut de forme) qui n’ose pas la regarder, c’est le regard de Victor sur Eugène qui le déçoit. Regardez comme son conflit avec Victor Hugo se traduit manifiquement dans cette toile. Comment la modernité qu’incarne Victor Hugo doit faire l’effort se tourner en arrière pour le faire avancer plutôt que de nous regarder. Toute la mauvaise conscience du non engagement de Delacroix est peinte dans ce tableau. Géricault est mort, Hugo l’attend, et lui il est figé, hagard.

Si Delacroix dans ce tableau manque plutôt d’enthousiasme face à la vague romantique auquel il est censé participer, on ne peut pas en dire autant du gamin de 12 ans qui accompagne notre modernité romantique. Mais qui est-il cet éternel enfant né dans la misère sur les décombres du classicisme. Ce gamin à la fleur de l’âge armé jusqu’aux dents pour nous faire du mal ? Ce gamin qui est le seul qui nous regarde et qui dévisage notre âme pendant que la modernité rassemble ses ouailles. C’est Baudelaire. Ce personnage qui deviendra Gavroche dans Les misérables c’est forcément Baudelaire. Le voilà notre trio romantique de choc  Hugo, Baudelaire et Delacroix réunis sur un air de Weber tout ça dans un même tableau chacun dans leur rôle de prédilection.

Delacroix signe de son sang sur la barricade ce tableau parce que finalement cette barricade cassée c'est son lègue. Il est le dernier classique et le premier moderne, il est comme l’évoque si bien Baudelaire ce tout dernier phare classique après avoir passé Goya et avant de nous engouffrer dans les flots tumultueux du romantisme. Baudelaire vouait une grande admiration pour Delacroix mais comme dans leur existence ils sont séparés sur le tableau. Une génération les séparent dans la vie, la modernité aussi dans le tableau. L’œuvre de Delacroix est déjà dernière lui, c'est elle qui a cassé la barricade des classiques qui le raillent en le traitant de tartouilleur. L’œuvre de Baudelaire en revanche est devant lui  prêt à s’engouffrer dans la brèche ouverte par son ainé.

L'allégorie de la modernité  ne se limite pas au domaine artistique.

La modernité au 19ème c’est aussi la mutation de l’Empire en Impérialisme capitalistique. La réalité de la modernité en 1830 c’est aussi la misère d’un peuple qui se fait exploiter par la bourgeoisie. Misère des rues, misère des mères devenues vieilles et difformes. Misère des autres continents, comme l’Afrique ou Delacroix a pas mal voyagé. La modernité fait des morts, voilà la dure réalité du premier plan du tableau. 
Notre République et ses valeurs d’égalité et de fraternité, regardez là, ce n’est pas elle qui porte le drapeau, pourtant elle est aussi en bleu blanc rouge mais à quatre patte entrain de lécher les pieds de la modernité triomphante du 19ème siècle. 40 ans après s’être constitué le combat qu'elle livre ne semble déjà ne plus être le sien. Elle est perdue.

Regarder la mort des canons classiques si bien représenté par le gisant (avec une chaussette bleue) sacrifié à la modernité, nos institutions aussi sont mortes figurées par le mort en uniforme en tout premier plan. Ne peut-on pas y voir le retrait de l’armée (royale) de la vie publique au profit de la police (bourgeoise) ?

Et puis il y a cet ouvrier avec son tablier qui semble déjà plus préoccupé de couper la tête à la bourgeoisie que de fendre les barricades, préfigurant ainsi la lutte des classes. En 1830 Karl Marx a 12ans.




Ecrire l’histoire à l’envers n’est jamais une bonne chose. Ce tableau n’est donc pas une représentation nostalgique de la Révolution Française, mais bien celle de l’avènement de la Révolution industrielle et du romantisme qui l’accompagne.

Pour étayer mon propos je vous propose lire ou relire un extrait d’un poème de Baudelaire (Les petites vieilles) dédié à Victor Hugo qui semble nous raconter les déboires futures de cette mère courageuse poitrine à l’air qui incarne pour moi la modernité qui sera finalement abusée par son propre phantasme un progrès et qui ne sera  pas social :

Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d'un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

Voilà aussi ce qu’écrit Hugo dans Les misérables

« La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme, c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette."
Difficile de ne pas penser à Baudelaire non ?


Enfin j’aimerais finir par le format du tableau et sa construction. Si ce tableau une fois décrypté semble pour moi un hommage posthume et inconscient à Victor Hugo, on peut d’ailleurs s’amuser en découvrant les tours de Notre-Dame dans l’arrière plan, c’est aussi un hommage à la narration moderne.
Le plan serré sur l’action, combiné avec un format gigantesque (260x325 cm), l’absence de point de fuite tout cela nous emmène déjà au cinéma (comme le suggère l'œuvre récente de Cristina Lucas présenté en ce moment au Mucem de Marseille que j'ai visité récemment et qui faisait écho à ma visite cet hiver au Louvre Lens où se trouve l'original de Delacroix, fraichement détagué puisque je m'y suis rendue le lendemain). La narration prend le pas sur la construction, le roman va nous parler de nous (le peuple) et non plus des autres (les nobles). Le peuple s’ennoblit, le fond prend le pas sur la forme et le ressenti sur la raison. Voilà ce qui doit nous toucher dans ce tableau, voilà la réelle révolution qui est en marche celle de l’imaginaire sur le réel.

Quand les femmes cesseront d’être des allégories.

Et si cette allégorie n’en était plus une ? Si finalement les hommes se laissaient vraiment mener par les femmes comme le montre au premier degré ce tableau. Et si la vraie modernité était de ne plus la voir représenté par une femme, mais de voir la femme représenter le pourvoir ? Cette femme qui avance avec précaution en regardant derrière elle si tout le monde suit, est tout sauf une fanatique, ce qu’elle fuit c’est la religion, et laisse toutes les églises, ici représentées par Notre-Dame, derrière elle.
Notre tableau devrait se nommer « La modernité guidant le peuple », la Marianne aux seins nus de Delacroix est une figure universelle, elle pourrait être aujourd'hui Femen et à juste titre inspirer nos nouveaux timbres poste pour représenter cette facette essentielle de la modernité du 21ème siècle : le droit des femmes à être libre.

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