Les Ambassadeurs
Ce tableau connu sous le nom de Les Ambassadeurs, peint par Hans Holbein
en 1533 nous interpelle à la fois par son format monumental, environ 2X2m, par son sujet : un
double portrait et enfin par cette forme étrange qui règne au cœur du tableau.
Alors que la Renaissance introduit la perspective dans
l’espace pour mettre l’homme au centre de celui-ci, le tableau semble lui
mettre la science au centre du cadre et met de ce fait le devenir de l’homme en
perspective.
Ce tableau ne propose pas de point fuite, si ce n’est celui du
luth qui reconstitue une mini perspective. La musique serait-elle notre seul point de fuite ? Hormis cette perspective nous ne pouvons alors que contourner
ce tableau qui définit de ce fait un espace autour de lui.
D’abord un espace vertical qui nous est suggéré par la
réplique, sous les pieds des ambassadeurs, des mosaïques qui se trouvent dans la Chapelle Sixtine. Ce motif renvoie même précisément à la voûte de la création d’Adam et qui se trouve
donc de ce fait virtuellement au-dessus de leurs têtes. Sous le sol, difficile de
ne pas penser à cet autre peinture que représente la toile du corps du Christ
mort dans un tombeau de 30 cm et long de 2 mètres.
Comme le notait fort justement Dostoïevski dans L’idiot, la
peinture de ce Christ en décomposition est à même de nous faire perdre la foi.
L’homme créé par Dieu ne peut revivre que de deux manières, grâce au progrès de la science ou grâce à la religion. Le tableau du Christ
peint dans son tombeau par Holbein semble, par son réalisme iconoclaste, déjà nous barrer la voie quant à une
possible résurrection de Jésus.
Le tableau des Ambassadeurs peut se lire aussi dans un espace
horizontal. On conçoit assez facilement que ce tableau puisse être accroché,
centré, par rapport à l’entrée d'une pièce rectangulaire laissant une sortie de chaque coté du mur où il est accroché. Dans cette configuration en nous
dirigeant vers la sortie de droite, Les Ambassadeurs nous barre la voie de la
foi grâce au fonctionnement de l’anamorphose. En effet, de ce coté, lors d'un dernier coup d'œil avant de sortir, l’os de seiche se métamorphose
en mort cérébrale par l’apparition d’un crâne. En revanche en empruntant l’autre sortie, celle de gauche, l’anamorphose
n’opère pas et donne la voie libre à la combinaison du pouvoir et de la science
pour une porte de sortie vers un homme créé par l'homme.
Comment revivre sans être ressuscité ? La réponse tient
dans la composition de ce double portrait parfaitement symétrique des deux hommes aux visages étrangement similaires : par le clonage. Bien sûr ce mot sonne comme un néologisme grotesque dans
l’étude d’un tableau du 16ème siècle. Mais ce siècle a pourtant expérimenté
les effets d’un clonage sans précédent : celui de l’imprimerie.
Il suffit de lire ces quelques lignes écrites par Gutenberg
et traduite par Lamartine pour se convaincre de l’évident parrallèle entre la
duplication d’un livre qui ne passe plus par la main de l’homme et la duplication
de l’homme qui ne passe plus par la main de Dieu.
« Dieu
souffre dans des multitudes d'âmes auxquelles sa parole sacrée ne peut pas
descendre; la vérité religieuse est captive dans un petit nombre de livres
manuscrits qui garde le trésor commun, au lieu de le répandre. Brisons le sceau
qui scelle les choses saintes, donnons des ailes à la vérité, et qu'au moyen de
la parole, non plus écrite à grand frais par la main qui se lasse, mais
multipliée comme l'air par une machine infatigable, elle aille chercher toute
âme venant en ce monde ! »
— Gutenberg, 1455
En introduisant un sens de lecture par l’ajout de
l’anamorphose Holbein croit plus en l’avenir de l’homme
qu’en l’avenir de Dieu.
Nous n’en sommes pas encore à nous cloner, mais les lois et
les pouvoirs des hommes ne cessent
de s’étendre. Ainsi on peut noter
par exemple que depuis Janvier 1968 c’est la mort cérébrale qui entérinera en
France votre décès même si votre corps est lui défaillant. Dans ces conditions il ne nous reste donc plus, dans un avenir plus ou moins proche, qu’à trouver un corps neuf en sauvegardant la mémoire de notre existence qui, comme
des caractères d’imprimerie, seraient prêts à s’inscrire sur une nouvelle page
vierge. Le désir de jeunesse voilà ce
que qui est montré dans ce tableau. Voilà pourquoi les âges des deux protagonistes ont été si précisément
répertoriés par l’artiste. L’âge invariable de leur corps paraît gravé comme un
contrat ou une marque de fabrique : 29 sur la dague de l’un, 24 sur le
livre de l’autre. Ces deux VRP de la jeunesse auront donc toujours pour nous et pour eux cette
jeunesse idéale de 24 et 29 ans. Voilà ce qui fait de cette toile une œuvre incontournable
du patrimoine de l’humanité. Notre inconscient collectif ne rêve pas d’autre
chose que de pouvoir négocier avec Les ambassadeurs de Hans Holbein une
voie diplomatique d'accéder aux moyens matériels d'une jeunesse éternelle.
NB : Les Ambassadeurs appartient à la collection permanente de The National Gallery à Londres et le tableau fait parti de l'exposition Strange Beauty, Masters of the German Renaissance, présentée actuellement à The National Gallery.
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