Sans Filtre
Le cynisme est au cœur du cinéma de Ruben Ostlund et on comprend pourquoi le film Sans Filtre se nomme en anglais Triangle of Sadness, en référence à l'hilarante scène de casting du début. "Etre sans filtre" semble finalement être l'expression la plus contemporaine pour qualifier les cyniques.
Le cynisme pourrait se réduire simplement à une forme d'insolence ou d'effronterie que l'on opposerait à la réserve et à la bienséance, lui donnant ainsi le mauvais rôle dans une monde éveillé (woke) où le politiquement correct est roi. Tout l'art du réalisateur est de montrer par l'exemple que ceux qui se refusent au cynisme par décence se retrouvent un jour rattrapés par leur propre contradiction débouchant inévitablement sur la lâcheté. Le réalisateur est passé maître dans l'art de nous montrer comment les convenances peuvent nous pousser dans certaines situations à la plus grande lâcheté.
Le film Snow Therapy du même réalisateur en est l'exemple le plus frappant. En schématisant ce film met en scène un père qui skie en famille aux Arcs et qui préfère au moment d'une avalanche sauver ses moufles et son portable plutôt que ses enfants.On ne peut pas bien comprendre la démarche du réalisateur dans Sans Filtre et The Square qui ont tous les deux eu la Palme d'or à Cannes sans mieux comprendre Force Majeur, titre français de Snow Therapy qui les précède.
En dehors de l'aspect psychologique de la question que ferions-nous en cas de force majeur ? Sauver notre peau ou sauver les autres ? Question qui mérite d'être posée et que le film traite admirablement. Cette œuvre questionne l'avalanche de divorces qui s'abat aujourd'hui sur la société occidentale. Lors d'une interview Ruben Ostlund nous confie qu'il voulait "à la fois filmer la plus belle avalanche du cinéma et aussi déclencher la plus grande vague de divorces suite à la projection de son film". Bien sûr Ruben Ostlund est (lui aussi) l'enfant d'un coupole divorcé ce qui le conduit à réaliser un film où sous le regard terrorisé des enfants (qui survivent) les parents vont se déchirer face l'insoutenable lâcheté du père vis à vis de sa famille. Comme dans tous ses films le réalisateur joue admirablement avec le déni qui reste de loin le meilleur allié de la lâcheté.
Dans Sans Filtre, par exemple, Yaya est dans le déni total face à son rapport avec l'argent pour régler l'addition. Dans The Square on retrouve aussi beaucoup de scènes où les personnages ne parviennent pas à dire ce qu'ils ont fait. Il y a parfois presque un coté biblique dans ces scènes interminables de non-dit à l'instar d'un Saint-Pierre (pourtant politiquement correct) qui trahira trois fois de suite Jésus.
Le monde de Ruben Ostlund est un monde désabusé qui n'a ni début ni fin à l'instar de ses films qui ne débouchent sur rien. Pas de morale, pas d'exemple. Le réalisateur voulait que Sans Filtre soit un film qui ne soit pas manichéen avec les méchants riches et les gentils pauvres. Il voulait que toutes les classes sociales soient traitées avec la même dérision. Je crois que de ce point de vu le film est un échec cuisant. Les riches sont dépeints dans toute leur atrocité alors que notre "toilettes manager" sort grandie dans cette histoire par son altruisme.
Ruben n'aime pas le luxe il se dévoile lui-même parfois sous les traits du commandant, marxiste reclus qui préfère les hamburgers au caviar. "I am not into fine dining " est une phrase qu'il pourrait prononcer lui même à la place du commandant.
Pourquoi cet homme qui ne semble pas aimer les convenances semble n'avoir d'autres buts depuis qu'il réalise que de gagner des Palmes d'or à Cannes. Etrange contradiction entre ces diners guindés dans The Square anéantis par la performance de l'homme animal et celui du repas du commandant finissant dans des flots de vomi et cet amour du tapis rouge et des mondanités cannoises engoncé dans un smoking qui lui va aussi mal qu'au commandant de bord.
Une seule réponse le manque d'amour résultant du divorce de ses parents. L'avalanche de divorce a deux conséquences sur nos enfants. D'une part ils peuvent se trouver en manque d 'affection ce qui n'est pas toujours le cas heureusement, mais d'autre part, ce qui est certain, c'est la valeur symbolique de l'amour qui se trouve déchu au rang de simple arrangement. Dans The Square les deux filles du directeur célibataire (divorcé) sont dans un mutisme terrifiant face à la manière édifiante dont leur père gère sa vie. Là encore tout est dans le non-dit d'où ces scènes d'une longueur inhabituelle qui ralentissent souvent inutilement le cours du film. Le non-dit ne peut exister dans l'instant ( j'allais te le dire) mais dans la durée ( pourquoi tu ne me dis rien alors que tu en as l'occasion). On peut mentir par omission. Mais peut-on vivre par omission? Je n'ai jamais dit qui j'étais. D'un père célibataire incapable de croire en quoi que ce soit dans The Square. De manière symbolique la petite fille qui explose dans le film qui doit faire le buzz de l'expo ce sont les siennes. On passe dans Sans Filtre au couple de jeunes adultes désabusés. Une génération qui a grandi à l'ombre d'amours compromis et dont l'égocentrisme n'est que le résultat de la mort de l'amour éternel dont ils ont été les témoins enfants. Plus personne ne s'engage. On se protège, l'œil du smartphone remplace ceux de l'amant.
Le regard de Ruben Ostlund est donc un regard triste sur le devenir de l'amour ce qui le conduit finalement à en rire et à nous faire rire sans nous offrir pour autant une issue et c'est là toute la limite de son art. Il ne pourra éternellement collectionner les Palmes d'or. A lui de trouver une fin à sa propre histoire et ainsi sortir de la construction redondante de ses films.
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