Guernica désengagé

Si mes Ménines ont fait couler beaucoup d'encre, Guernica dans le genre n'est pas mal non plus.
Ce tableau monumental, par sa taille et son retentissement, est sensé représenter toute l'horreur du bombardement en 1937 du petit village Basque éponyme par les forces Nazi avec la bénédiction du général Franco. Guernica est donc l'archétype de ce que l'on pourrait appeler la peinture engagée. A tel point que ce tableau ne devait pas pouvoir regagner le territoire espagnol avant que toutes les libertés ne soient restaurées, ce qui fut effectivement le cas en 1982 après un long exile au Moma de New York.

Si l'on surfe un temps soit peu sur le web on peut donc trouver à loisir des commentaires sur l'œuvre de Guernica assortis de citations de Picasso du genre "la peinture n'est pas faite pour décorer les salons mais pour s'opposer de manière offensive ou défensive face à l'ennemie" ou encore des bravades de l'artiste sans doute exagérées par la légende du type : à la question inquisitrice d'un officier allemand demandant à Picasso si c'est bien lui qui avait Guernica, il aurait répondu : "C'est vous". Ou encore la distribution par l'artiste lui-même de cartes postales représentant Guernica qu'il aurait remis aux touristes allemands sous appelation de souvenirs. Ok tout ça c'est la petite histoire, pour ma part je ne crois pas une seule minute que l'art, le vrai, puisse être engagé. L'art n'engage que l'artiste qui le produit. Il ne sert et ne dessert aucune cause. La beauté se fout pas mal de la morale. Il faut donc se désintoxiquer de cette idée débile d'art engagé pour regarder Guernica avec naïveté. Seule manière finalement d'être touché par la beauté.

Il faut bien se mettre ça dans la tête, Guernica ne peut pas être beau parce que la cause qu'il défend est juste. Un artiste, et Picasso ne déroge pas à la règle, ne sait peindre que lui-même. Si l'on oublie les conditions atroces de cette œuvre, Guernica est d'abord un tableau qui représente des femmes, beaucoup de femmes, un taureau, un cheval et les morceaux d'un homme.

En partant de cette base plutôt que d'y coller immédiatement ce que le discours de l'artiste lui-même voulait lui faire dire, on voit d'abord un tableau qui représente l'artiste plutôt qu'un bombardement. Si les mots suffisaient à résumer l'art on ne peindrait plus (comme le disait fort justement El Greco). L'artiste en voulant être engagé semble se faire prendre au piège de vouloir coller des mots sur un tableau. Ce qui ne marche jamais quand on prétend faire un chef d'œuvre. Le bavardage bravache autour de cette œuvre magistrale ne fait que polluer ce qu'elle veut nous dire, parce qu'elle dépasse largement le cadre du bombardement de Guernica. Finalement cette œuvre n'aurait jamais dû s'appeler Guernica. Elle a, à mon avis, plus à voir avec Les demoiselles d'Avignon qu'avec l'écrasement d'un petit village basque. Pourquoi pas Les demoiselles d'Avignon II, le retour ?

Picasso est un homme à femmes, et comme les hommes à femmes, il les aiment toutes parce qu'en fait sa virilité l'empêche d'avoir la faiblesse de n'en aimer qu'une. La vie d'un Casanova comme Picasso ne peut pas se centrer sur une passion, la vie de Picasso ressemblera forcément à une fresque. C'est exactement le format de Guernica. Guernica, ce n'est donc pas d'abord la mort de milliers d'innocents en Espagne, mais plutôt la vie d'un homme tiraillé entre de multiples femmes qu'il zappe ou superpose en fonction de ses convulsions viriles. On ne peut pas regarder Guernica sans le parcourir.

La vie de Picasso est pleine de femmes mais n'est centrée sur aucune. Son tableau nous renvoie la même image. Picasso cherche donc désespérement et même presque maladroitement (si je peux me permettre) à créer un point focal à sa vie. Aucun homme mûr ne peut vivre pleinement une vie qui ne serait qu'une fresque, il impose donc dans le tabeau cette construction en triangle presque trop visible pour être honnête avec comme point culminant une bougie tenue à bout de bras.
L'analyse bêtement politique du tableau voit bien sûr l'espoir d'un peuple asservi. Moi j'y vois clairement le seul recours, la seule valeur qu'un Casanova puisse revendiquer, la liberté, la liberté d'aimer la femme qu'il veut comme il le veut quand il le veut.

Quand Picasso peint ce tableau, il vit simutanément avec 2 femmes (gloups). Il vit toujours avec Marie-Thérèse Walter, avec qui il a conçu la petite Maya, de l'autre, il s'est épris de Dona Maar sa nouvelle muse, artiste photographe, intelligente, talentueuse, qui va l'aider à constituer et à documenter son chef d'œuvre.

Dona Maar a du talent même, je crois, beaucoup de talent, mais cela n'intéresse que très peu Picasso qui la consomme en tant que muse et la pousse dans un style cubiste pendant plusieurs années, qui n'est pas le sien. Style bien entendu dans lequel le maître peut la dominer. Sa vie, plus que jamais auparavant, est écartelée entre deux femmes. Marie-Thérèse et sa fille Maya qu'il délaisse et de l'autre Dona qu'il enferme dans son style qui n'est pas le sien. Maintenant si l'on oublie pendant quelque seconde la terreur que représente le bombardement incendiaire de Guernica, on voit clairement à un bout du tableau une femme tenant dans ses bras une petite fille (Marie-Thérèse) et à l'autre bout une femme hurlant les bras en l'air à la manière d'un fusillé du 3 mai de Goya, pour sa liberté (Dona Maar). Guernica c'est donc d'abord Picasso qui se met en scène.

Certains voient dans le taureau possiblement une allégorie du fascisme. Je ne le pense pas. Ce taureau ne peut être que l'artiste lui-même. Ou pour être plus précis c'est l'artiste tel qu'il se voit "à la fois macho et impuissant" face au désastre de Guernica. Il est peu probable que Picasso s'identifie à la totalité du tableau qu'il dessine, alors que c'est bien de sa vie dont il s'agit.

Quand Picasso peint ce tableau, il est bouleversé par l'horreur de Guernica. Cette horreur, il veut lui aussi la vomir sur ce tableau géant. Bien sûr que Picasso est espagnol et que ce qui se passe dans son pays le bouleverse. Mais une fois encore je le répète un artiste ne sera jamais un politique et un tableau ne sera jamais un chef d'œuvre si il ne transcende pas l'horreur d'un conflit en une représentation universelle de la misère humaine. Hors il n'y a pas de plus grande misère que celle que déclenche Hérode en tuant tous les enfants de moins de deux ans nés à Bethléem, ou celle que déclenche Franco avec l'aide des nazis pour tuer toutes les femmes et les enfants de Guernica. Guernica nous emmène au cœur de l'horreur et de l'ultime misère "celle de la mère qui porte son enfant mort dans les bras".

La guerre est l'ultime dégénérescence de la virilité, le taureau qui la représente si bien ne peut que contempler avec effroi ce qu'il a lui même engendré. Une réaction en chaîne de fiertés plus viriles les unes que les autres qui conduisent finalement à l'irréparable, la mort d'un enfant dans les bras de sa mère. Par la violence inouïe des nazis, cette femme, qui n'était que pour lui au départ que la mère de sa fille Maya, se relie étonnement à la sculpture de La Piéta de Michel Ange.

Le discours politique, forcément réducteur, que voudrait porter une œuvre engagée, se résume à un animal dans cet œuvre : le cheval. Le cheval c'est le peuple, l'animal politique transpercé par la guerre civile. Ce que nous montre donc cette immense fresque c'est la dégénérescence de ce qui ne devait  n'être que du politique en atrocité et qui dépasse largement le cadre du cheval. On peut voir dans chaque poil du cheval un électeur, une idée. Mais ce que la guerre civile engendre dans un pays c'est l'horreur et la décomposition du pouvoir symbolisée par le seul homme dans le tableau (sans doute un soldat) coupé en plusieurs morceaux. Et qui nous renvoie à Picasso coupé entre plusieurs femmes.

Bien sûr toutes les critiques ont noté la petite fleur qu'il tient, comme un signe d'espoir. Pour ma part je ne vois aucun espoir dans ce tableau. Imaginez que ce soldat sans doute en permission vient de se faire tuer avant même d'avoir pu offrir une petite fleur à sa bien aimée, fini de me dégoûter de la guerre.
Si il y avait le moindre espoir dans Guernica, la colombe que l'on peut y trouver ne serait pas dans cet état là. Il n'y a aucun signe de paix dans ce tableau et certainement pas non plus dans le cœur de l'artiste lorsqu'il produit cette œuvre.

Pour finir, on peut remarquer cette lampe au plafond qui toise la chandelle. J'ai déjà eu l'occasion souvent de parler de l'œil du cyclope qui nous surveille et nous digère. Surveillance et enfermement la voilà la vraie horreur du fascisme qui se dévoile dans ce tableau. Non pas sous la forme de flammes qui sont finalement anecdotiques, mais sous la forme ce cette lampe plus haute que la liberté qui nous surveille, qui nous soumet à la question. L'enfer qu'annonce Guernica ce n'est pas celui du feu des bombes mais d'un tout nouvel ennemi celui du totalitarisme, qui nous enferme et qui contrairement à la lueur de la bougie ne nous laissera plus aucune zone d'ombre.

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