Carton rouge

Quand j'ai rendez-vous avec le Boss, je me mets immédiatement au garde à vous. La revue de chantier commence toujours par une phase d'éloge sur la qualité des travaux exécutés de ma part. Puis nous en venons inévitablement aux choix de Cindy Design qui sont toujours reçus avec le scepticisme corse et la rigueur qui fait la force des meilleurs boss. 

J'ai malheureusement fait commander des portes coulissantes finition blanche ou wengé, plutôt que de prendre des portes à peindre comme me l'avait pourtant suggérer le Boss. A l'arrivée les portes sont en stratifié et jurent avec le bois naturel Los Angeles. Bref c'est la faute de goût, le fashion faux-pas de ma part qui est immédiatement sifflé par le Boss. Je suis désemparée, je me confonds en excuse et lui suggère de remplacer immédiatement les portes à mes frais, en oubliant dans la panique que c'est déjà moi qui paye tout. "Mais non, on va juste les repeindre" me répond t'il dans un léger accent corse que ceux sont qui déjà allés sur l'île peuvent se figurer en lisant cette réplique. Je suis dans mes petits souliers, et là Bobby ose La question. Non pas l'outrecuidante question de "Quand les travaux seront finis ?" qui a déjà été posée, mais l'autre grande question, celle qui me terrorise juste à l'idée d'y penser  : " Est-ce que toi Boss tu aimes la déco ?".  Cette question aurait dû être normalement traitée comme la question des délais par une phrase sibylline, mais à mon grand plaisir, j'ai pu déceler dans son "ça va" de réponse la vague impression qu'il aimait bien quand même.

Je me sens à nouveau ragaillardie mais c'était sans compter le vrai grand reproche qui m'attendait,  la faute impardonnable que j'avais faite et qu'il ne pouvait pas me dire ni par mail, qu'il n'utilise pas, ni par téléphone, qu'il utilise avec parcimonie, mais de vive voix vue la gravité de l'erreur :

"Il est absolument impensable que nous puissions découvrir la maison avec à gauche de la porte d'entrée un mur en pierre et à droite de la porte d'entrée un mur en enduit. Là ce n'est plus de la faute de goût, c'est du grand n'importe quoi". 

Je me doutais que cette optimisation du budget pierre n'allait pas remporter toutes ses faveurs, mais comme plus de 6 semaines c'était écoulées depuis cette idée je m'étais dit qu'il avait dû avoir bon cœur avec ma fortune. C'est mal connaitre le Boss. Il n'est jamais meilleur pour vous attaquer à froid, vêtu d'un simple pull, quand lui est emmitouflé dans sa doudoune Colmar en plume d'oie d'Alsace. Une fois de plus je panique et je promets que nous allons faire l'autre côté de la maison prévu en enduit bon marché en précieuses pierres de Sardaigne. Et là Bobby a l'audace d'invoquer les raisons budgétaires qui nous avaient conduit à réduire la voilure de parement. Je reprends vite la parole en argumentant que nous allons faire des économies ailleurs mais que bien sûr nous allons faire toute la façade en pierre. D'autant plus que le Boss avait déjà mis le toit en débord pour compenser la sur-épaisseur du nouveau mur et que de retoucher le toit aurait été un désaveu vis à vis de ses équipes en interne. On ne badine pas avec l'honneur du Boss surtout quand on est mort de froid. 

Pour sauver la mise face à Bobby qui trouve que je baisse la garde un peu vite, je me lance dans une solution créative qui consiste à proposer d'appuyer quelques gros rochers à la base du mur qui pose problème pour réduire la surface totale à rhabiller et ainsi contenir un peu le budget et le délai. Pour faire passer le tout, je sors mon plus beau sourire de blonde en lui glissant un "Ca va faire déco" pour faire passer l'idée. Et là je me prends la claque de l'année avec un cinglant " Ca ne va par faire déco, ça va faire brico" qui cristallise tout son dégoût pour le ridicule de ma solution . 

Deux cartons " faute de goût " dans le même rendez-vous, c'est dur, mais je les méritais bien , parce que le Boss, lui il sait.