Le sens du son
Ma chère Françoise,
Je voudrais te prier de m'excuser pour l'autre soir, pour avoir été l'avocat du diable en prétendant que l'on peut penser en s'affranchissant de la langue dans laquelle on pense. Cette idée est fausse mais l'idée que notre langue, en l'occurrence le français, me programme dans ma pensée m'inquiète. Le diable n'a pas besoin d'avocat pour se défendre aussi sûrement qu'il ne sert à rien en fin de soirée de parler plus fort pour avoir raison. J'ai donc réfléchi à notre discussion que j'aurais souhaité plus honnête de ma part et plus apaisée et sur l'inévitable carcan culturel dans lequel nous vivons. J'en suis arrivé à la conclusion que je pense français même si je pense penser tout court. N'est-ce pas déjà un travers français que de vouloir penser universel.
Les mots ne sont ni plus ni moins des sons qui ont du sens. Malheureusement dès que l'on voyage le sens change de son. Sans même vouloir s'attarder sur des discussions sans fin, sur le fait que le même mot peut avoir un sens différent selon les cultures, il faut bien admettre que les langues changent le son de notre pensée. Et cela déjà change tout.
Prenons un petit exemple sur lequel nous nous étions attardés avec Julien et Agathe un lendemain de karaoké. L'envie d'avoir envie nous interroge sur le fait qu'être en vie c'est avoir envie. On voit bien que cette simple petite phrase nous enferme dans une pensée totalement française puisqu'intraduisible. On va pouvoir traduire l'idée "Peut-on vivre sans désir ?" mais cette phrase sonne comme un sujet de philosophie alors que l'on voulait chanter. On peut penser que mon exemple n'est pas la généralité, mais ce qui m'a poussé à t'écrire ce matin c'est que j'aime m'ennuyer pour penser et que le seul moment idéal pour s'ennuyer c'est la nuit. Et là de nouveau le français me prend délicatement par la main pour me souffler que c'est en nuit qu'on s'ennuie. Me voilà une fois de plus claquemuré dans le français où le son et le sens de ses mots sont si fortement imbriqués que les traduire les dénaturerait.
C'est donc bien toi qui as raison Françoise sans même m'avancer sur les sentiers dangereux des différences culturelles, la traduction des mots en idées leur arrache une part de leur poésie. Or penser sans le son des mots c'est comme chanter sans jamais faire de rimes ou égrener des phrases sans capter le plaisir des allitérations. Quand les prisonniers de Borgo (très bon film à voir en ce moment au cinéma) chantent en corse Julien Clerc parce que leur surveillante s'appelle Melissa, qu'ils surnomment d'ailleurs Ibiza, ils captent la proximité du son de ces deux mots, mais nombre de rimes de la chanson vont être perdues dans leur traduction ainsi que la caresse que produit le refrain par l'allitération "matez ma métisse ma métisse est nue". Toute traduction ce cette chanson va forcément en renforcer son côté carabin au détriment de la délicatesse des sons que Julien Clerc a voulu déposer sur le corps nu de sa métisse au delà du sens de la chanson.
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