Vermeer en rouge

Parmi les livres que j'ai embarqué pour notre escapade à Hawaï, il y avait Les mots et les choses de Foucault et Le goût de vivre de André Comte-Sponville. L'un et l'autre utilisaient des tableaux de maîtres comme couvertures. Les Ménines de Velasquez pour l'un et La liseuse de Vermeer pour l'autre. Pourquoi ce choix ? Et bien parce que chaque auteur s'est piqué de sa petite étude de ces toiles célébrissimes. J'ai déjà eu l'occasion dans ce blog de m'exprimer sur le tableau de Velasquez lors de mon dernier voyage à Madrid. Je me suis dit après une lecture plutôt circonspecte de la vision de Comte-Sponville de donner ma propre vision des choses sur La liseuse de Vermeer.
Les mots et les choses, comme l'explique longuement Foucault, ne se recouvrent jamais vraiment. Ce que l'on voit et ce que l'on dit ne se fondent jamais. Un roman et son adaptation cinématographique sont comme deux axes qui ne se confondent jamais. Il en est de même pour le peintre qui peint à son insu une partie de son inconscient qu'il ne sait exprimer avec des mots. C'est cette vérité que j'aime à rechercher dans chaque œuvre. Non pas ce que le peintre cherche consciemment à nous dire mais ce que ce que l'œuvre cherche à nous dire au-delà de sa représentation figurative. Chaque œuvre a donc un message inconscient plus ou moins fort. Mais je crois qu'il faut toujours chercher dans les œuvres consensuelles, que l'on qualifie de chefs d'œuvre, quelque chose que l'auteur a touché dans son propre inconscient et qui se reflète à l'infini dans notre inconscient collectif ; fondation de ce que sera un jour la conscience humaine.
On est donc en droit de s'interroger et de se demander, au-delà de la virtuosité de Vermeer, quel est le message qui est écrit sur cette lettre. Sans aucun doute des générations entières se sont posé cette question simple. Mais qui est cette femme et qui y a t-il d'écrit sur cette lettre ?
On ne peut pas passer à côté de cette question d'autant plus que cette liseuse est un thème récurent du maître qui la représente à nouveau enceinte et vêtue de bleu quelques année plus tard lisant bien sûr la même lettre.
André Comte-Sponville (ACS) voit un modèle de sérénité et de tranquillité "cela ressemble à la vérité", nous dit-il, "le contraire du bavardage et du mensonge" poursuit  le philosophe. "Cela ressemble à la paix", poursuit t-il et "blablabla et blablabla..."
J'avoue que je ne me suis jamais vraiment intéressé à Vermeer, mais devant autant de poncifs, je me suis dit qu'il y avait sans doute autre chose à dire sur cette œuvre. Pour en finir avec ACS, on trouve quelques pages plus loin, dans son bouquin entre les lignes, que lui-même est un hyper actif. Sous un chapitre qu'il appelle "dimanche", il essaye lui-même de ne rien faire et de profiter du repos du seigneur auquel il ne croit plus puisqu'il s'est converti à l'athéisme au cours de sa vie. Il phantasme donc ces moments de paix qu'il projette inconsciemment dans sa rapide analyse de l'œuvre à grand renfort de citations de grandes marques genre Spinoza, qu'il cite à tout va, en quête d'une légitimité que je lui refuse.
Bon alors cette Liseuse de Vermeer, elle nous dit quoi ?  Il y a plusieurs choses troublantes dans cette œuvre. Cet arrière plan vide et lumineux qui semble rompre avec la tradition flamande du clair obscur et la recherche de détail qui fait la richesse de la peinture flamande de l'époque. Et puis l'attitude de cette femme qui semble lire une lettre qui ne la transporte pas. Ce n'est ni une lettre d'amour, ni une annonce tragique. Cette lettre semble pour le moins sérieuse et semble requérir toute l'attention de notre liseuse qui se tourne vers la lumière pour mieux la lire. De ce fait elle détourne son regard du peintre qui la regarde mais qu'elle ne regarde plus. Pourquoi le peintre s'obstine t-il à peindre des femmes qui ne le regarde plus et qui semblent absorbées par des informations qui les impliquent sans les transporter?
Parlons un peu de Vermeer puisqu'il est vain d'analyser un tableau sans comprendre qui l'a peint. Pour cela il faut parler du père de Vermeer, un fabricant d'étoffe qui tient à la fois une auberge modeste.On peut à ce titre noter la présence importante de celui ci au premier plan du tableau au travers du tapis et du rideau qui le symbolise. Son père s'endette pour acheter une plus grande auberge qu'il n'arrivera jamais à payer. Vermeer hérite donc à la mort de son père de ses dettes. Vermeer est un enfant de la dette. Non seulement son père en est une victime mais il n'a que 5 ans quand le premier crash mondial survient. Il s'agit de la spéculation sur les bulbes de tulipes de 1637 ( voir ci dessous la tulipomanie peint par Brueghel le jeune à cette époque).
Le fils ne veut pas finir comme son père ; à tel point que calviniste il est prêt à se convertir à une religion marginale dans son pays, le catholicisme, pour faire un mariage d'argent qui lui permettra de payer les dettes de son père et de vivre confortablement avec son épouse et sa mère qui les rejoindra à Delft. Si on se plonge dans la biographie de Vermeer on réalise que cet homme est le père de 11 enfants, un chiffre astronomique même pour l'époque et surtout dans la tradition de son pays. Pourquoi cette boulimie de progéniture si ce n'est dans un but de dilution. Vermeer ne veut pas que ses enfants héritent de sa dette et comme on dit aujourd'hui, en multipliant sa descendance, il dilue ses potentiels créances.
Le 29 décembre 1653, soit sept mois environ après son mariage, Johannes Vermeer entre dans la guilde Saint-Luc de Delft. D’après les archives de la corporation, il y est inscrit sans s’acquitter immédiatement des droits d’admission en usage, sans doute parce que sa situation financière d'alors ne le lui permet pas. Son mariage d'argent ne semble pas régler tout ses problèmes. Les historiens ont mis en évidence le rôle essentiel joué par Pieter Claesz van Ruijven, un percepteur patricien fortuné de Delft, en consentant, en 1657, un prêt de 200 florins à l'artiste et son épouse. Le nombre, assez exceptionnel d'enfants de Vermeer dans la Hollande du XVIIe siècle, dut constituer une charge considérable pour la famille et explique peut-être le prêt qu'il se voit obligé de demander en novembre 1657 à Pieter Claesz Van Ruyven, précurseur de sa ruine finale.
Il me semble que ce que lit cette femme, La liseuse, doit être une créance, un relevé de compte, une lettre de gage, quelque chose que les femmes manipulent avec la plus grande prudence puisqu'elles sont une menace pour l'avenir leurs enfants. Ce dont les hommes ont honte puisqu'ils n'ont pas réussi à subvenir aux besoins de la famille. Simple intuition qui ne pourrait être que mon propre phantasme de spectateur projetant mes propres angoisses sur ce tableau à la manière de ACS.
Mais voila que l'histoire de Vermeer me donne raison car 1657 est précisément la date à laquelle il peint ce tableau. Date à laquelle il doit contracter sa première dette qui le conduira comme son père à la faillite. Date à laquelle sa peinture bascule dans un style lumineux et descriptif.

Cette lettre que lit cette femme n'est autre que sa confession d'échec de ne pas parvenir à subvenir aux besoins de sa famille. La Hollande du 17ème siècle est le cœur de la finance mondiale. Tout est financiarisé, rien n'échappe au pouvoir de l'argent. Sauf que Vermeer, lui, se concentre sur le pire ennemi du capitalisme : l'amour du travail bien fait au détriment du rendement. Vermeer est un peintre de génie mais dont la réputation ne dépasse pas son bourg et qui peint lentement, bien trop lentement pour espérer faire de son métier une activité rentable. On compte un maximum de 45 tableaux peints par Vermeer dans toute sa vie. Une bien maigre production pour faire vivre une famille de 11 enfants. Voilà bien tout le désespoir et le non-dit qui est dépeint dans cette liseuse à fenêtre ouverte qui préfigure à partir de 1657 d'une œuvre "Vermérienne" angoissée par la dette.

Si vous doutez de cette mutation, observez son style avant 1657 et après. On ne le reconnait presque pas. La courtisane, débonnaire, s'est mutée en femme au foyer angoissée par les créances et les relances. De ce malheur, de cette angoisse, jaillit chez Vermeer un style lumineux : celui de la pauvreté, de la précarité.

Comme dans les tableaux de Rembrandt, si le riche hollandais compte son trésor qui rayonne dans un fond obscur, le style de Vermeer inverse la tradition du clair obscur hollandais en dépeignant ses personnages sur un fond clair.
Sa peinture semble évoluer comme sa situation financière. Dans le négatif, les fonds sombres des maîtres hollandais, procédant à l'instar de Rembrandt, deviennent lumineux avec Vermeer laissant apparaitre des personnages illuminés par leur propre pauvreté et la pauvreté des arrières plans. En Hollande à cette époque, comme d'ailleurs à notre époque, on ne prête qu'aux riches. La peinture de Vermeer va s'aligner sur les demandes de ses créanciers, faire la lumière sur ses avoirs et cela dans le plus grand détail. Ce que peint Vermeer à partir de cette date, ne sera plus que vitrines d'objets magnifiés pour le plus grand plaisir de ses prêteurs qui les contemplent en gage de sa dette qui ne cessera de grandir. Sa conversion au catholicisme qui a scellé son mariage ne lui a donc pas permis d'échapper à la dette. Enfant du crash des tulipes, ses propres enfants seront par leur nombre eux aussi des enfants de sa dette mais cette fois-ci d'une dette qui se dilue de génération en génération. Créances diluées à l'extrême qui finissent de nos jours en produits dérivés qui infestent la finance mondiale.
Cette liseuse finalement c'est nous, cette mère qui voudrait protéger l'avenir de ses enfants et qui n'en revient pas au moment où on lui présente la note des dettes qu'elle a contracté au nom de l'avenir des siens. Bon allez pour se remonter le moral, on se fait une petite crème caramel La laitière.

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