Le Panier de fraises, l'autre Pyramide du Louvre

 

Je voulais vous parler du Panier de fraises de Chardin. Mais cela est impossible car l'œuvre de Chardin est un système de pensée et de représentation qui dépasse la production et l'appropriation de toile. Les tableaux de Chardin n'ont de valeur que par leur exemple et non pas de fin en soi. Chardin est à l'art pictural ce que Proust est à la littérature, ils recherchent tous les deux le temps perdu qui n'a rien à voir ni avec le mots ni avec les couleurs mais qui reste cependant le but ultime aussi bien de la peinture que de la littérature. 

Alors pour vous parler de ce Panier de fraises peint par le génial Chardin il va falloir parler de lui et de son œuvre en général. D'abord ses tableaux ne fonctionnent jamais seuls. Chardin peint en stéréo un panier de fraise qui va répondre des années plus tard à une coupe de prunes. Comme le tableau de La Raie ne se conçoit pas sans celui du Buffet. La raie transgresse par sa laideur la beauté classique du buffet comme le rouge des fraises transgresse les teintes subtiles des prunes. Mais la mise en beauté de la laideur est un art qui surclasse la beauté classique. Et c'est  bien là le cœur du génie de Chardin. J'ai eu l'occasion d'écrire sur l'art de Cézanne qui anime les pommes et chosifie les humains lors de sa mise en lumière dans notre quartier en 2022. Il en va de même pour Chardin bien avant Cézanne. Il concentre toute son attention sur les objets de la vie courante au détriment de la futilité de la mise en scène de nos vies.

Chardin ne voit pas la peinture comme un moyen de représenter une image parce que les images n'existent que dans notre cerveau alors que les objets eux bien réels ne produisent aucune représentation. L'image ne vit que par nos yeux. Chardin va donc s'employer à peindre ce que nos yeux ressentent plutôt que des images. Ce ne sont que des photons qui relient les fraises de Chardin à notre rétine. Et c'est une fois capturées par nos opsines (des protéines) que les fraises prennent leur forme et leur couleur dans notre cerveau. La vue n'existe pas en tant que telle. Elle n'est qu'une version très délicate du toucher des photons sur notre rétine qui communiquent aux neurones. On pourrait dire de manière pédante que la peinture de Chardin est neuronale. Représenter une fraise comme une image va appauvrir la représentation que l'on en a par rapport à de véritables fraises et la peinture alors va diminuer notre perception du monde au lieu de l'augmenter. La peinture aussi maniérée et réaliste soit-elle ne fait donc plus son travail, celui de nous faire voir autre chose que l'objet. En revanche si le peintre peint autre chose qu'une fraise et que notre cerveau la perçoit néanmoins ainsi, elle  ouvre notre champs de perception au monde et le fait donc grandir hors du temps.

Vous pouvez regarder un tableau de Chardin pendant des heures, le seul moment qui compte c'est l'instant où il vous a touché. L'émotion passe par le pouvoir de s'introduire dans le quotidien de l'autre. D'où le choix de Chardin pour des objets de la vie courante. A l'instar d'un Proust qui nous parle de Madeleine plutôt que de son tourment du temps perdu. Ainsi ce tableau d'un Panier de fraises peut toucher le jeune chef Mory Sacko plus qu'une scène de chasse parce que l'objet fraise reste universel alors que la chasse ne l'est plus.

Pour ceux que les fraises des bois laisseraient indifférents ou au moins perplexe, Chardin a cueilli pour nous deux œillets et déposé à notre attention un verre d'eau. Là encore ce tableau renvoie à d'autres tableaux où la timbale, et les complexes anamorphoses qu'elle génère, s'est mutée en verre transparent. Les fleurs (qui ont fasciné les frères Goncourt) elles rayonnent de leur "non couleur". Dans ce tableau Chardin nous hypnotise avec ce rouge fraise vif qui secoue les codes de la peinture hollandaise plus feutré, mais c'est bien vers la "non peinture" qu'il veut nous embarquer en nous faisant découvrir l'incroyable beauté de l'eau que l'on croit transparente et de l'éclatante absence de peinture qui jaillit des œillets que l'on croit blancs. 

Si je dois encore vous convaincre de l'acuité hors norme de Chardin, il vous suffit de regarder la manière dont il se peint lui-même. Ne pouvant plus peindre à l'huile pour des raisons de santé Chardin se met au pastel sur la fin de sa vie en particulier pour l'un de ses autoportraits. Il maitrise immédiatement cette technique qui nous montre mieux comment à l'aide de petites touches de couleurs agressives le peintre stimule notre œil pour rendre ce qu'il ressent lorsqu'il se regarde lui-même dans un miroir. Ce que l'on voit n'est plus que son visage, mais la délicatesse et la dérision avec laquelle lui même s'envisage. Ce regard qu'il a sur lui-même est le même que celui qu'il a sur les objets du quotidien. Chardin nous apparait comme un homme comme un autre, ses lunettes lui donnent une certaine contemporanéité qui transcende les siècles qui nous séparent de la création de l'œuvre. Il se considère avec les mêmes égards qu'il peint des objets car il sait bien avant Cézanne ou Sartre que le regard de l'autre va le chosifier. 

Il n'existe donc qu'un seul remède à la chosification de mon monde par l'autre : Montrer comme le fait si bien Chardin que les choses par le truchement du regard du peintre peuvent exister.

Chardin est un chat, ce chat qu'il dépeint si bien dans ces tableaux et qui rentre avec grâce à pattes de velours dans la peinture du 17ème siècle sans bruit mais bien décidé à prendre le pouvoir pour contribuer à cette grande aventure humaine qu'est la peinture.

L'histoire de Chardin est indissociable de celle du Louvre. Il l'a habité autant voire plus que Louis XV. Leurs existences sont étroitement liées. Pendant que Louis règne sur la France, Jean-Siméon règne sur le monde de la peinture qui dépasse à cette époque largement nos frontières. Exposé au salon du Carré du Louvre puis tour à tour officieusement puis officiellement Commissaire des expositions (tapisseur du salon), il a aussi vécu au palais. Il n'y a pas de peintre plus emblématique pour ce palais devenu musée.

La préemption du musée du Louvre sur Le Panier de fraises cette année a donc quelque chose de tragi-comique.

L'œuvre dite inestimable comme bien d'autres est estimée à 12 millions d'euros et mise aux enchères chez Artcurial. Elle est adjugée 2 fois ce prix à un galeriste américain qui travaille pour le compte d'un musée de Fort Worth, Texas. Il n'en faut pas plus pour que le Louvre lance un douzième appel de fond cette année pour que le monde impitoyable de l'argent de Dallas ne triomphe pas de cette relation charnelle qui lie à jamais Chardin et le Louvre. On ne désire jamais tant les choses qu'au moment où elles vous échappent. Ses fraises en forme de pyramide sont autant à nous que la pyramide du Louvre elle-même. Leur modernité universelle est notre trésor. A nous de faire nation par la multitude de nos dons pour qu'elles restent chez nous.


La peinture de Chardin nous touche, à l'instar de la quadrichromie qui mêle le primaire pour obtenir un réalisme secondaire dans notre cerveau.
Chardin nous enferme dans la bulle de sa propre subjectivité cette transparence qui n'en est pas une.
Sa manière unique de peindre les objets ordinaires.
Le regard et le silence qu'il impose dans ces tableaux. La douceur des tableaux qu'il peint à coup de griffes.
L'humilité de l'artiste face à la laideur qu'il transcende.
Les fraises qui répondent aux prunes.
La symétrie des sujets qu'il aborde à travers plusieurs sujets.
Le message ironique à l'intention des peintres et des collectionneurs qui cherchent à singer la nature par le réalisme au lieu de le révéler au travers de leur propre subjectivité.
La fadeur classique du corps humain dans un monde, celui de Chardin, où l'objet est roi.

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