La mort aux trousses


Arte nous permet de revoir nos classiques en diffusant pendant les fêtes le meilleur d'Hitchcock.
La mort aux trousses reste sans doute l'un de ses plus beaux chef d'œuvre, sûrement parce que le film en plus de sa forme très maitrisé porte un message sur notre société contemporaine.

Roger Thornhill (Cary Grant) est un publicitaire qui va se faire embarquer dans un quiproquo aux conséquences mortelles. Le message sous jacent de ce film de suspense et d'espionnage est de nous mettre face au monde de la consommation qui émerge depuis l'après guerre aux Etats-Unis. Cary Grant est plus qu'un publicitaire, il incarne la publicité et sa mutation pendant les années 50.

A cette époque la publicité s'émancipe de la réclame qui n'était que le vassal de la production pour écouler des stocks, pour évoluer vers une communication plus séduisante qui peut à elle seule créer du désir et finalement du besoin. Cette mue est parfaitement mise en scène par le rôle prédominant de la mère de Roger qui disparait au profit de Eve Kendall toute en séduction.

C'est à bord du train couchette entre New York et Chicago que notre publicitaire oublie sa mère ( qui représente la production standardisée de masse et la réclame) pour se consacrer à son nouvel amour la publicité aux milles attraits qui définit le produit autant qu'elle le vend.

En plus de cette métaphore, le génie d'Hitchcock tient dans de le fait de faire jouer non seulement le rôle du publicitaire mais aussi celui du consommateur au même personnage. Le consommateur c'est Monsieur Kaplan. C'est un homme qui n'existe pas, forgé par les statistiques du marketing et dans lequel tout un chacun doit se fondre. Ainsi Roger Thornhill qui incarne déjà la publicité par sa légèreté et sa bonne humeur en toute circonstance va devenir aussi à son insu le consommateur lambda que personne ne peut rencontrer et représenté par l'imaginaire Monsieur Kaplan. A l'hôtel Plaza de New York, Cary Grant découvre avec stupeur que ce Monsieur Kaplan est un consommateur de taille moyenne avec des pellicules. Cela ne lui ressemble pas. Mais voilà dans le marketing on ne fait pas de détail. Et que cela lui plaise ou non il va bien falloir qu'il rentre dans l'une des cases de la société de consommation. Hitchcock nous montre que le consommateur moyen n'existe pas et que prétendre l'incarner même par inadvertance peut conduire à de graves problèmes.


L'apothéose dans cette histoire c'est que c'est la publicité elle-même (incarnée par Cary) qui veut donner rendez-vous à ce personnage abstrait qu'est le consommateur (alias Kaplan). Vouloir rencontrer en tête à tête ce personnage chimérique qu'est le consommateur moyen créé pour les besoins de la publicité, c'est le serpent qui se mord la queue. Ou à l'instar de cette scène d'anthologie du film aussi absurde que de se faire déposer par un bus au milieu du désert pour espérer faire une rencontre.

L'opulence de la société de consommation, New York puis Chicago contraste soudainement avec le désert qu'est la quête de sens et de liens personnels.

Le film aurait pu s'en tenir à un rendez-vous manqué où finalement la publicité ne pourra jamais dialoguer humainement avec un consommateur et rentrer du désert sans n'avoir rencontré personne. Mais non car le divorce est consommé entre l'homme honnête et le consommateur insatiable. La guerre est déclarée entre vérité et prospérité.


Le film prend donc une nouvelle dimension symbolique. La publicité (Cary) ne peut pas et ne doit pas dire ou chercher la vérité, sinon elle est condamnée à mort par les annonceurs qui la font vivre. Quoi de mieux pour l'industrie que d'empoisonner les récalcitrants avec ses propres produits. Ainsi la première tentative de meurtre est articulée autour de l'abus de whisky et de la conduite en état d'ivresse. L'alcool est un énorme problème de santé publique sur lequel tous les gouvernements ferment les yeux en en autorisant la publicité. Et puis de manière sans doute encore plus visionnaire on est subjugué par les images d'un Cary Grant menacé de mort par un avion d'épandage de pesticides qui cherche de plus à se dissimuler dans des champs de maïs pas encore OGM.


La mort aux trousses nous explique que la société de consommation tue sans remord puisqu'elle ne tue que des Monsieur Kaplan. Pour l'industrie, le consommateur n'a pas d'âme jusqu'au jour où au delà des statistiques on se retrouve comme Roger à l'incarner en chair et en os.

La publicité est prise à son propre piège. Le même Cary Grant qui au tout début du film pérorait dans son taxi au coté de sa secrétaire sur le fait que le mensonge n'existe pas en publicité puisqu'il ne serait qu'exagération se rend bien compte que d'être traité par la société comme consommateur est un jeu de dupe ou la vérité n'a pas sa place.

Celui qui nous ventait les vertus des petits mensonges en prenant le taxi devant tout le monde sous des prétextes fallacieux se trouve lui même souffrir maintenant d'un environnement où la vérité n'a plus sa place et où l'on s'accommodera de sa mort. Dans un monde qui ne serait que publicité, plus personne ne lui accorde de crédit sur sa propre identité. Si la vérité n'existe pas, tout peut être faux y compris ses papiers, mais aussi les sentiments d'Eve envers lui et jusqu'à sa propre mort qui peut être mise en scène par le tir de balles à blancs.

Roger qui s'arrangeait toujours avec la vérité se rend ainsi compte que ce monde n'est pas viable et que l'on ne peut pas continuer à dissimuler la vérité pour augmenter les ventes afin de faire plaisir à des consommateurs qui n'existent pas.



C'est un camion d'essence qui finalement permettra à Roger de s'échapper de cet avion belliqueux symbolisant l'industrie agroalimentaire prête à nous tuer au glyphosate dans ce désert de sens qu'est la prospérité sans durabilité. C'est un accident qui stop net la chasse de cet homme qui veut savoir. Comme si l'industrie qui tue de manière aveugle périra un jour elle-même de sa propre hypocrisie.


Le film pourrait en rester là. Mais ce serait éluder le plus grand ennemi de la publicité : la copie. Là encore le film est visionnaire. La publicité a fait sortir la consommation de la loi de l'offre et de la demande pour la diriger vers un monde de diversité à haute profitabilité. Tout cela ne peut fonctionner que si l'on organise la rareté. La duplication sans coûts de recherche ni coûts de marketing peut faire vaciller tout le marché de la publicité. Roger doit combattre l'espionnage industriel, c'est pour lui une question existentielle. Ce que la publicité ignore c'est que dans cette lutte elle a un allié objectif : les centres de conception et de design industriel qui sont eux aussi floués. C'est là qu'Eve Kandall dont le métier judicieusement choisi de "dessinatrice industriel" dans le film entre en jeu dans l'intrigue. La dernière étape du film qui ne se déroule, ni en ville, ni dans le désert, mais au Mont Rushmore nous donne toute la dimension des enjeux de notre propre avenir.

L'homme est aujourd'hui capable de sculpter les montagnes, c'est à dire de façonner le monde à son image. Nous vivrons totalement demain dans un monde que nous aurons imaginé. Dans le ventre de cette statuette qui symbolise la naissance de la civilisation se trouve les microfilms qui annoncent la suprématie de la duplication sur l'innovation. Là encore on ne peut que se réjouir du génie de Hitchcock qui a choisi de faire jouer le rôle de Roger à Cary Grant. Car, Cary Grant a longtemps été considéré comme une copie de Gary Cooper par les producteurs. C'est lui qui a cassé son contrat pour devenir acteur indépendant et finalement réussir la carrière qu'on lui connait en ouvrant la voie à l'indépendance d'autres artistes.

Eve et Roger, la créatrice et le publicitaire ne peuvent pas laisser tomber le modèle américain au profit d'un nouvel ordre mondial orchestré par des zones de non droit imposés par les pays émergents. L'Amérique sera t-elle encore le pays qui façonnera le visage du 21ème siècle ? Voilà ce qui se joue entre chaque glissade le long des visages des fondateurs des Etats-Unis.


La solution à cette question se trouve dans la toute dernière scène. Cette une sortie par le haut de la société de consommation par la fusion du design et de la publicité dans la même couchette. L'avenir est dans ces nouveaux produits que l'on achète pour ce qu'ils sont et non pas par abrutissement marketing. Les producteurs de La mort aux trousses aurait souhaité marier Eve et Roger avant qu'ils ne s'allongent ensemble dans la même couchette en glissant un petit Madame Thornhill dans la conversation. Hitchcock a refusé avec raison, car nous savons que notre avenir sera bien meilleur quand la beauté belle et indépendante se vendra sans publicité.


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