La ronde de nuit

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On le sait ce tableau s’appelle à tord La ronde de nuit. Ce sont les traitements appliqués à la toile qui en vieillissant ont assombri cette œuvre commandée par la milice d’Amsterdam qui est en fait une scène de jour. Comme toutes le œuvres majeurs de notre patrimoine, il est intéressant de chercher, souvent au delà des intentions de l’artiste comment cette toile est parvenue à atteindre le statut de chef d'œuvre.
On a beaucoup analysé les différents personnages et essayer d’indentifier les 18 commanditaires qui par contrat doivent figurer dans la toile. Cette recherche historique, m’intéresse en fait beaucoup moins que de comprendre pourquoi cette oeuvre a réussi à gagner une place de choix dans notre conscience collective. Une œuvre ne s’explique pas a priori, elle se reçoit. Qu’importe les obejctifs des commanditaires et son contexte. Ce qu’il faut arriver à déchiffrer c’est ce que l’on ressent et ce qui s’impose comme une image collective.

Ainsi pour ma part je ne vois pas 18 personnes souhaitant figurer dans une œuvre destinée à décorer la grande salle du premier étage de la Maison des arquebusiers (le siège de la milice) d'Amsterdam. Ni même au premier abord un capitaine de milice et son lieutenant. Ce que l’on doit voir d’abord dans ce tableau et que peu de gens ont finalement analysé, c’est une main. Une main tendue dans la lumière. L’universalité de ce tableau, qui n’empreinte rien à la mythologie ou à la religion doit en premier lieu son succès à cette emblème universelle : "un homme qui tend la main".
On pourrait voir dans ce geste un acte de générosité et de solidarité envers nous. Mais non, cette homme ne nous regarde pas, il détourne même volontairement le regard. Cet homme ne prend rien, donne rien. On l'entendrait presque dire à la cantonade : « Voilà le travail, par ici la monnaie ». Cet homme tend le bras finalement comme on fait la manche. Bien sûr cet homme n'a rien d’un indigent . Car à l’époque d’or à laquelle appartient Rembrandt, on paye bien, même très bien les artistes de sa trempe. Rembrandt a reçu 1600 florins pour réaliser cette toile (le salaire annuel d'un ouvrier de l'époque étant de l'ordre de 250 florins). Cette toile n’est donc pas qu’une œuvre c'est aussi un travail, son travail.

Ce que représente cette toile c’est la soumission de l’art au capitalisme et son marché qui prospère à Amsterdam au début du 18ème siècle qui va s’intaller durablement dans notre monde.

L’artiste serait-il la dernière personne à travailler pour lui ? Ou  lui aussi travaille t-il pour  un autre ? Ce qui est en jeu danc cette toile plus que la notion de la rémunération de l'artiste qui a toujours plus ou moins existé, c’est plutôt la fin du corporatisme. Ce que cette toile annonce c’est la fin du compagnonnage, la fin du travail bien fait au profit du travail bien payé. Pourquoi voir dans cette œuvre plutôt que dans une autre œuvre, payée par un syndic, l’assimilation de l’art dans le capitalisme, c’est a dire l’émergence de ce qu’on appelle aujourd'hui « l’industrie du luxe ». La réponse réside dans la construction du tableau. Regardez par exemple l’œuvre du Syndic des drapiers. Tout le monde est dans le même plan, ce tableau bien que contemporain à celui de La ronde nuit ne propose pas de hiérarchie entre ses personnages. Chaque drapier a payé pour figurer sur le tableau et il y figure proportionnellement à la somme qu’il a déboursé. En étant dans le même plan ce tableau donne à chacun la même importance. Ce qui rend La ronde de nuit si particulière c’est justement la profondeur de champs que Rembrandt a introduit dans un tableau qui n’aurait pas dû en avoir. Chacun des 18 commanditaires du tableau voulait au même titre que les drapiers ou les médecins dans la scène de la leçon d'anatomie, en avoir pour son argent. C’est à dire figurer en bonne place si possible en premier plan sur le tableau. Hors il n'en est rien . 
Cela est même caricaturale à quel point quelques personnages prennent toute la lumière pendant que la majorité des contributeurs tente d’exister dans les ténèbres de l’arrière plan. Horreur malheur. Avec cette œuvre Rembrandt casse tout les codes de la commande syndicale, en donnant la part belle à un client au détriment des autres. Nos 18 clients sont donc à raison déboussolés par la perspective de cette œuvre et demandent après la livraison en guise de sauvetage que soit rajouté un écusson où doit figurer les 18 noms des actionnaires de la scène suspendu à la porte que franchissent les personnages.
Ce que nous montre cette œuvre peinte quelques année après la spéculation frénétique sur la tulipe, c’est la création du marché. Comment servir équitablement 18 commanditaires dans un même tableau. Une poignée de toubibs ou de drapiers, on y arrive encore. Mais 18 miliciens plus imbus les uns que les autres de leur personne. Là ce n'est plus possible. En plus le tout dans un format imposé. Et oui, car qui dit travail, dit format. L’artiste rémunéré est un artiste formaté par celui qui le paye. L’ironie veux même que cette œuvre dont le format a été décidé pour un emplacement bien précis, ait été redécoupée pour rentrer plus tard dans une autre salle.

La ronde de nuit consacre donc dans cette toile monumentale la capitulation de l'art de travailler au capital. On ne travaille plus pour soi mais pour les autres, avec son corolaire on ne dépense plus pour soi mais pour les autres. L’artiste doit tendre la main au public pour plaire pendant que le marché à sa droite (véritable star du tableau dans son habit lumineux) le regarde faire. Les actionnaires sont eux en arrière plan dans l’ombre, dans l’attente de bons résultats. Le fait de disparaître semble ne pas les inquiéter plus que ça, puisque qu’on a bien noté leur noms sur l'écusson qui les surplombe. Jetés dans l'anonymat avec d'autres figurants qui n'ont pas payés, il savent par le biais du registre qu’ils ne seront pas lésés .

C'est donc toujours et encore la main qui est au centre de ce tableau. La main de l’artiste dont le talent devait le faire vivre, nous faire vivre, est donc devenue la main invisible du marché. Voilà pourquoi cet homme ne nous regarde pas. Cet homme est devenu aveugle pour que sa main puisse prendre sans voir.

Le capitalisme existe certe grâce au marché, mais aussi grâce au salariat et à l’actionnariat. C’est exactement cette métamorphose, d’une économie de marché à une économie capitaliste que Rembrandt nous dépeint. Rembrandt devient salarié le jour où il achète sa très bourgeoise maison pour la coquette somme de 12000 florins en demandant un étalement des paiements. Depuis ce jour il ne travaille plus pour lui mais pour son préteur. Symétriquement il ne travaille plus pour faire plaisir à ses 18 commanditaires, mais pour faire plasir à un seul de ses représentants celui qui paye. La noblesse du "travail bien fait", c’est à dire du travail d’artiste se trouve comme dans la vie de Rembrandt piégé entre le salariat et l’actionnariat qui le dénature. La ronde de nuit consacre la naissance du luxe à une échelle industrielle. Ils ne seront plus que 2 désormais dans la lumière de la toile : l’artiste manipulé par le marché et le marché qui ne lache pas du regard sa créature. L'artiste devient ainsi un professionnel de la séduction au service du luxe. Acheter c’est facile, mais pour vendre il faut séduire, voilà pourquoi l’art ne pouvait pas rester à l’extérieur du marché. Rembrandt est donc la première marque de l’industrie du luxe. C’est quoi ce tableau ? C’est un Rembrandt. Et ça vaut combien ? Ecoutez à quelle vitesse l’artiste est devenu chose, la chose du désir et donc du marché.

Qui du marché et de l’artiste a le dessus. Qui finalement est la pute de l’autre ? Là encore le tableau nous donne la solution. Le marché est un homme qui bande et qui redoute de jouir par peur de la débandade. Le marché croit en la hausse permanente, la croissance infinie, le marché aime repousser sans cesse la jouissance pour profiter de l’excitation, de la frustration qui nous fait aimer le luxe. Voilà pourquoi notre lieutenant tient cette lance dans cette position au niveau de son entrejambe. Ce que le marché veut et ce que le marché nous montre parfaitement dans ce tableau c’est qu’il veut bander. C’est donc bien l’artiste la pute dans cette histoire qui doit faire ce qu’il faut à risque d’être remplacé. Regardez bien où est l’ombre de l’allégorie de la main invisible du marché. Elle est là exactement sur l’entrejambe du marché pour le faire bander. On veut bien croire que cette ombre sur l’entre jambe du lieutenant soit le fruit du hasard si il s’agissait d’une photo. Mais là il s’agit bien d’un tableau, les ombres n’existent justement que si on les dessine. Il donc bien fallu que Rembrandt lui même peigne cette main, l’ombre de sa main, l’ombre de lui-même sur le sexe de cet officier.

Notre ronde est donc bien une ronde de l’ombre. Le public dans l’ombre que nous sommes regarde l’artiste dans la lumière qui ne nous regarde pas. Les actionnaires eux aussi sont maintenant dans l’ombre et regardent le marché qui regardent l’artiste ou plutôt son fantôme .

Comme tous les artistes Rembrandt a un talent, un don. Et vendre ce que l'on vous a donné ce n’est pas bien, tout le monde le sait. La ronde de nuit est emblématique d’une œuvre qui montre le talent au service de l’argent. Quel ennuie de devoir peindre même pour 1600 florins, 18 miliciens dont on que faire. Alors bien sûr Rembrandt le surdoué s’en sort en recomposant la scène et avec toute la virtuosité qui est la sienne, mais il n’en reste pas moins que malgré tout son talent, l’œuvre commanditée tue l’inspiration. 

Cette œuvre est donc une œuvre remarquable et lucrative mais certainement pas une œuvre inspirée. Voilà pourquoi notre artiste capitaine dans ce tableau a perdu son âme en reniant son inspiration au profit des florins. Il n’est donc presque plus la peine de vous expliquer qui est cette petite enfant rayonnante qui traverse le tableau et qui reste pour beaucoup un mystère. Cette enfant n’est autre que l’inspiration de l’artiste. Certes sa femme Saskia est mourante au moment où il peint ce tableau. C’est peut être pour cela que son visage s’apparente à celui de la petite fille. Mais cela ne tient pas. Un mari ne se représente pas sa femme comme un enfant. Cette petite fille déjà vieille, c’est la capitulation de l’inspiration face au commande. Ce poulet que cette petite qui a vieillli trop vite, porte à sa taille est le symbole de sa défaite. Elle est entrain de quitter le tableau sans que personne ne s'en aperçoive . 
L’artiste le sait, on le conduit donc à l’abattoir, à la gloire des marchants et des marchés. Son prochain tableau marquant après celui-ci sera celui du bœuf écorché sans doute son plus bel autoportrait. Il est loin le temps où l’artiste se pensait encore philosophe.
Comble de l’ironie sa dernière toile à l’instar de La ronde de nuit sera découpé par morceaux par ses soins pour être vendu à un autre, suite à un refus lors de sa livraison.
Si la moitié de la vérité est déjà un mensonge, par la magie du marché, la moitié d’un Rembrandt est encore un Rembrandt. Rembrandt le vrai est mort, il ne reste plus qu’à faire comme le dorteur turpl l’autopsie de sa main. Pour s’assurer qu’il l'a vendue au diable.




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